Catalogue – Vidéo de l’accrochage – Oeuvres exposées du 4/09/2014 au 4/10/2014
« Voilà plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir »
Rimbaud in Ophélie
Sur un fleuve de papier, inquiétant et noir, glissent, éclatent, se métamorphosent sans cesse les figures au fusain et pastel sec de Marko Velk. Le fleuve charrie ses images errantes, ses fantômes sans âge, ses reflets pâles et éphémères… Son flux met chaque image, ainsi que le regard du spectateur, sous tension. L’image éclot dans sa propre déchirure, brille un instant avant d’être consumée par sa propre incandescence, son propre destin. Ophélie et bien d’autres (le Christ, la Vierge, Sainte Agathe, mais aussi des anges, des clowns, des militaires…) viennent se re-dessiner à la surface d’une eau noire et tourmentée pour une nouvelle et fragile existence : celle d’une œuvre.
Les dessins de Marko Velk paraissent répondre aux lois physiques de la rémanence : soit la persistance d’un phénomène après la disparition de sa cause. Car après tout, qui aujourd’hui se souvient précisément de l’Ophélie de Shakespeare, qui sait encore lire les gestes hiératiques des scènes religieuses, qui comprend la signification des vanités à l’heure où elles s’affichent gaiement, frivoles et phosphorescentes, sur les tee-shirts ou les sacs à la mode ? La cause des images s’est perdue parmi les gouffres du temps, mais les images elles-mêmes persistent, insistent, brûlent et brillent encore comme ces étoiles mortes constellant les songes des poètes. Marko Velk en ressent le potentiel de dé-saisissement, d’arrachement, de déstabilisation de notre propre contemporanéité… Ces fantômes frappent à la porte de son regard et ouvrent des abîmes d’espace et de temps…
L’artiste puise dans ce chaos et cette nuit d’images orphelines de toute certitude. Il les transforme, les hybride, les réincarne, les évide, les éviscère même parfois, les découpe et les redistribue… Pour autant, il ne s’agit pas ici d’un simple procédé (cher à certains artistes contemporains) de détournement ou de réappropriation, ni de référence érudite et hermétique à l’histoire de l’art. Ces images sans cause (coupées de leur représentativité et de leur symbolique originelles) deviennent elles-mêmes la cause de quelque chose de nouveau, d’un événement visuel et artistique, d’un surgissement inouï. Marko Velk fait confiance en l’inéluctable puissance d’évocation et de créativité des images. Celle-ci est, d’une part, force d’inquiétude, de doute, de déchirement, de mélancolie, d’absence… Elle est, d’autre part, puissance de commencement, de « poïesis » (création), puissance d’ouverture dont le dessin est sans doute le médium idoine d’expression. « La ligne, écrit René Char, surgissement, rafale qui reflue pour rejaillir, propulsion ininterrompue, à l’encontre de la forme construite, ce qui la produit la porte à terme sans la déliter. Son achèvement ne suppose pas une fin, mais au contraire une échancrure – la plus grande déchirure naturellement rectiligne et non inculpable, celle qui laisse entrevoir les attaches secrètes entre les choses et, partant, des rapports essentiels jusque-là inaperçus, l’identité première du réel avant le mot et qu’on nomme poétique. » (in Recherche de la base et du sommet)
Le chaos des images est concomitamment un chaos de forces antagonistes, de pulsions de vie et de pulsions de mort, « un art tissu dans les entrailles mêmes de la nature » (Balzac), le noir et le blanc de Marko Velk exprimant ces forces en opposition. Forces qui, selon le poète Yves Bonnefoy, « à la fois nous composent et nous déchirent ». Le conflit nous menace mais propulse aussi un devenir, des métamorphoses, nous arrache à nos aliénations imaginaires.
On retrouve ce paradoxe, constituant de l’image comme de l’identité humaine, tout particulièrement dans les « portraits » de Marko Velk. L’artiste y met à l’œuvre dans le même temps : figuration et défiguration, épiphanie et disparition, signe de vie et masque mortuaire.
Chaos, nuit, limbes. Figuration, altération, passage. Forme, image, identité(s). Ces termes ne cessent de se croiser ou de résonner entre eux dans les dessins de Marko Velk. Au-delà de notre admiration esthétique, ses œuvres nous touchent plus profondément parce qu’elles résonnent avec l’effort incessant que nous faisons dans notre tâche d’existence. La rémanence des images est aussi une rémanence des identités aux origines multiples et perdues (inconscientes, fragmentaires, contradictoires) et qu’il s’agit de réinventer, de rouvrir, de ne jamais figer dans une représentation trop sûre d’elle-même. « Chaque création, écrit le psychanalyste Nicolas Abraham, nous restitue un peu du sens même de notre autocréation, sens perdu dans la nuit épaisse des premiers commencements. »
Jean-Emmanuel Denave, juillet 2014
« It has been more than a thousand years since the sad Ophelia
Floated by, a white ghost, along the black river »
Rimbaud in Ophélie
Along a stream of paper, black and disturbing, there glide, bursting out, endlessly metamorphosing themselves, figures in charcoal and dry pastel by Marko Velk. The river sweeps along his erring images, his ageless ghosts, his pallid and ephemeral reflections … His flow sets every image, as well as the viewer’s gaze, under pressure. The image flowers within its own breakages, shines for an instant before being consummated by its own incandescence, its own destiny. Ophelia and many others (Christ, the Virgin, Saint Agatha, as well as angels, clowns, soldiers…) come to re-define themselves on the surface of black and tormented waters, within a new and frail existence: that of a work of art.
Marko Velk’s drawings seem to answer all the laws of physics governing persistent vision: i.e. the persistence of a phenomenon after its cause vanishing. For, after all, who, nowadays, precisely recalls Shakespeare’s Ophelia, who still knows how to decipher religious scenes’ hieratic gestures, who grasps the meaning of the vanities in a time when they display themselves cheerfully, frivolous and phosphorescent, on tee-shirts or on fashionable handbags? The images’ cause has been lost within time’s abysses, but the images themselves persist, insist, burn and still shine like those dead stars glittering in the poets’ dreams. Marko Velk experiences their potential for breaking away, for wrenching off, for the destabilization of our own contemporaneity… Those ghosts knock on his gaze’s door and they open up abysses of space and of time…
The artist draws from all that chaos and within that darkness, images bereft of any certainty. He transforms them, makes them hybrid, re-embodies them, empties them out, even eviscerates them at times, cuts them out and redistributes them… However, here we are not dealing with a simple process (dear to some contemporary artists) of diversion nor of re-appropriation, nor of knowledgeable and hermetic references to art history. These images without a cause (cut off from their original representativity and symbolisms); they themselves become the cause of something new, of a visual and artistic event, of an amazing up-surging. Marko Velk trusts the ineluctable power of evocation and of the creativity of images. This is, on the one hand, a force of anxiety, of doubt, of heart break, of melancholy, of absence… It is, on the other hand, a power of beginning, of « poïesis » (creation), a power of opening up for which drawing is, without a doubt, the appropriate medium of expression. « The line, wrote René Char, a surging, a gust, that falls back in order to leap forward, an uninterrupted propulsion, counter to the constructed form, what produces it carries it to its term without cleaving it. Its achievement does not presuppose an ending, but on the contrary, an opening – the greatest ripping apart naturally rectilinear and not cheating, that which allows us to glimpse the secret links between things and therefore, essential relationships, hitherto un-glimpsed, the first identity of the real before the word and which we call poetical. » (in Recherche de la base et du sommet)
The images’ chaos is concomitant with a chaos of antagonist forces, of life pulsions and of death pulsions, « an art issued from the very entrails of nature » (Balzac), Marko Velk’s black and white expresses these opposing forces. Forces that, according to the poet Yves Bonnefoy, « simultaneously compose us and tear us up ». The conflict threatens us but also propels us towards a future, towards metamorphoses, tears us away from our imaginary alienations.
We come across this paradox, a component of the image as well as of human identity, more specifically in Marko Velk’s «portraits». The artist sets out simultaneously within them: figuration and disfiguration, epiphany and vanishing, a sign of life and a mortuary mask.
Chaos, night, limbo. Figuration, alteration, passage. Form, image, identity (ies). These terms never cease to encounter each other nor to resonate among themselves in Marko Velk’s drawings. Beyond our aesthetic admiration, his works touch us ever more deeply because they resound with the unceasing effort that we carry out in our daily task of living. The images’ persistence is equally a persistence of identities with multiple and lost origins (unconscious, fragmentary, contradictory) and that need to be re-invented, re-opened, never fixed within an overly sure representation of itself. « Every creation, wrote the psycho-analyst Nicolas Abraham, restitutes to us a little of the very meaning of our self-creation, a meaning lost within the heavy darkness of the first beginnings».
Jean-Emmanuel Denave Translated in English by Ann Cremin