du 31/03/2011 au 21/05/2011

Catalogue de Jean-Jules Chassepot – Catalogue de Bernard Rancillac – Accrochage de l’exposition – Œuvres exposées du 31/03/2011 au 21/05/2011

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Bernard Rancillac

Chasse-Pot

Chasse-Pot

Quel est ce nom étrange, pseudo teinté de Second Empire, ce nom de pétoire de Sedan enfoui dans la glaise d’un champ de bataille. A qui parlent-elles, ces sculptures qui nous regardent ? De qui parlent-elles, de quel pince-sans-rire qui viendrait, faussement timide et grave, nous saluer d’un pied de nez ? ¬En 1972 déjà, Patrick d’Elme demandait : mais qui êtes-vous Monsieur Chasse-Pot ?1  La question demeure.
Est-ce vous qui vous démultipliez devant nous en ces sculptures de carton pâte, en ces mêmes attitudes d’immobilité sensible, ces généraux, ces oncles, ces cousins de province, ces tendres, penseurs, amoureux, technocrates et autres « réfléchisseurs », réchappés, « méditateurs », ces personnages qui tous semblent si proches de vous et avec qui pourtant, vous semblez avoir pris tant de distance ?
Parler de soi et contre soi, voilà qui vous ressemble. Cela vient de loin, c’est sûr, d’une enfance retenue dans la contemplation de l’immobilité provinciale, avec ses notables guindés, ses familles empesées comme des dentelles de Haute-Loire, ses militaires de garnisons d’opérette. Pantins avançant nez au vent, avec chacun sa redingote ou son habit d’apparat, sa soutane ou son gilet boutonné, et si semblables au fond avec ce même nez au milieu de la figure, un nez à ne voir que ça. Alors comment s’inscrire dans la différence ?

Il y a ce frère dans la lumière 2, mais personne n’est assez grand pour recouvrir l’autre totalement de son ombre, alors vous suivez ce qui se lève en vous, vous changez de nom, vous devenez immensément à l’écoute de l’autre, à l’écoute de vous-même.

Fabricant de miroirs ! aurait dit de vous votre ami le peintre Hugh Weiss, vous qui aimez tant les détails et les costumes taillés avec la précision appliquée d’un tailleur de sur mesure, les lacets, les cravates, les collerettes, les boutons et la passementerie, les moustaches et les rouflaquettes soignées. Miroir si discret de vous derrière vos lunettes cerclées de fer et votre air de pasteur anglican, et miroir de nous-mêmes dans nos exubérances calculées, notre paraître, cette image si lisse, si contenue, si parfaite que nous tentons d’imposer aux autres et qui donnerait envie de hurler. Ce que vous faites, à votre façon, de ce cri de silence contenu dans vos mines de papier mâché.

Vous êtes parvenu à montrer une triple image, celle de ces sculptures un peu figées, la vôtre, et aussi la nôtre. Vôtre image de « sculpteur intelligent, raffiné, sensible, avec cette ironie qui essaie de cacher la tendresse, l’humour qui essaie de cacher l’angoisse, le goût du paradoxe, la nostalgie pour un autre temps et la conscience de l’absurdité de cette nostalgie.» 3 La nôtre, nous qui sommes spectateurs devant le miroir que vous nous tendez, parfois de façon explicite (« C’est moi » 2004), tous un peu désespérément les mêmes, avec cet « air de famille » qui nous plonge dans une universalité bien terne.

Alors vous dressez ce témoignage impressionnant de notre comédie humaine, en décalage et avec humour, ce qui la rend supportable. Avec vos nez sourires verticaux aigre-doux, vos bouches boutonnières, vos machines de guerre pour rire, vos poussettes d’assaut pour passages cloutés dangereux, vos CRS ventrus, vos candidats politiciens proprets, vous êtes, un peu comme votre frère, inscrit dans le bric-à-brac du siècle, vous le brocanteur s’étant risqué à « faire l’artiste » un peu à contre courant, toujours un peu « ailleurs », à contre-pied, « une notion qui vous correspond assez bien »4, vos icônes sont cul de jatte, vos généraux caricatures d’hippopotames ou de rhinocéros, vos soldats n’ont pas la fleur au fusil mais le bras en écharpe et l’air dépité, vos starlettes ont le cheveu ras et des yeux de souris.

Mais votre façon de dire le monde est juste, elle aussi.

Bernard Collet, janvier 2011

1 in Opus n°34. Qui êtes-vous Monsieur Chasse-Pot ? 1972
2  le peintre Bernard Rancillac, son aîné de deux ans.
3 Hugh Weiss. Préface du catalogue Bruxelles. 9 septembre 1976
4 L’abécédaire de Chasse-Pot. Propos recueillis par Bernard-Pierre Molin


Bernard Rancillac

Il faudrait pouvoir se replacer dans le contexte économique et politique des années 60. L’effervescence des images et des techniques pousse de jeunes artistes, lassés de l’abstraction de l’école de Paris, l’abstraction lyrique et gestuelle américaine, à une attitude de refus. L’art doit devenir politique, ils prônent donc le retour à une figuration critique et engagée. Bernard Rancillac, un des membres fondateurs de cette Nouvelle Figuration, va donc utiliser les images de la société contemporaine et son actualité pour confronter la peinture, avec tout ce qu’elle véhicule de tradition et de codes, à la banalité apparente mais aussi à la toute puissance de l’image photographique. Ce paradigme simple, qu’a très bien décrit Pierre Bourdieu, « ce pléonasme avec une image qui dénonce que cette image fait pléonasme avec le monde » va faire de Rancillac un des peintres historiques de l’art français du XX° siècle, un de ceux dont les tableaux « font la France » comme le souligne Laurent Fabius dans un ouvrage récent1.

Depuis un demi siècle Rancillac travaille des thèmes associés à son époque, que ce soit les stars de Cinémonde, les jazzmen, les icônes surmédiatisées de la politique ou du spectacle, dans un étonnant bric-à-brac du temps où se côtoient Cohn-Bendit et Che Guevara, Sainte mère la Vache qui rit, Mickey, les Pluto pistoleros ou les femmes cosmonautes fiancées de l’espace. Mais il peint aussi des « sujets de colère » comme il les nomme lui-même, des thèmes politiques : la famine, le racisme, le Vietnam, la torture en Argentine, les attentats en Algérie, les guerres en Palestine, en Yougoslavie, en Tchétchénie, au Rwanda, en Irak, en Afghanistan… « très souvent, chez moi, l’émotion est de nature politique, même quand je peins des Mickey, des musiciens de jazz, des voitures ou des stars de cinéma » dira-t-il en 91. S’il peint avec son époque, il peint surtout contre elle, pour la dénoncer, en montrer les dérives et les absurdités. Il le fait avec un humour un peu acide, à l’image de sa palette de couleurs vives, loin du bon goût établi souvent, devenu supportable en raison de la distance qu’il crée entre le réel et la représentation qu’il en donne. Partir d’une image vue et qui a frappé son regard lui permet à la fois de dire le monde tel qu’il est mais aussi de le réinterpréter depuis cette distance précisément qu’il installe, ce léger tremblement du réel que ne permet pas l’image photographique et qui « rend vivable l’invivable ». Une image qui est la traduction en acte de ses émotions personnelles face à l’actualité, son urgence à dire soulignée d’ailleurs par la peinture acrylique qui ne permet pas autant de repentirs et de superpositions de couches que la peinture à l’huile, matériau pour une nouvelle époque qui va vite et ne revient pas sur elle-même.

C’est cette « image de l’image » qui fait sens dans son travail, une image qui, ayant pris ses distances avec les codes traditionnels de la peinture, utilise les contrastes et les à vif de l’éclairage photographique et se « présente » à nous, sans passéisme, avec une redoutable efficacité.

Avec sa volonté d’exprimer avant tout un refus, peut-être inscrit déjà dans l’enfance contre sa famille et son milieu d’origine, un refus des systèmes préexistants, un non très personnel à la cruauté du monde, à l’injustice et à la destruction du sensible, avec sa façon de voir le monde au travers les images qui déjà en rendaient compte et libérant ainsi la peinture de la simple retranscription du réel, Bernard Rancillac est parvenu à faire la démonstration que tout n’est qu’affaire de distance et de regard, une très nécessaire distance critique faite d’humour et de refus.

Bernard Collet, janvier 2011

1 Laurent Fabius Le cabinet des douze, regards sur des tableaux qui font la France. Editions Gallimard 2010.